LA
FILIATION
Qu’est-ce qui définit, dans notre culture, un parent ? Pour la sociologie de l’institution familiale, trois composantes se conjuguent de façon complexe. La
filiation biologique
La composante biologique relève de la reproduction de l’espèce : le parent biologique d’un enfant est son géniteur ; compte-tenu des avancées médicales (empreintes génétiques pour identifier le père, don anonyme d’ovocytes) la vérité biologique est devenue possible mais complexe ; La
filiation domestique
Est parent celui qui élève l’enfant sous son toit ; cette notion, qui se réfère à la domus latine, est plus marquante : le quotidien partagé, les responsabilités éducatives, les échanges affectifs tissent le lien de la filiation entre l’enfant et le parent. Cette composante est essentielle dans l’adoption plénière et se retrouve dans les familles recomposées. La
filiation généalogique
Le parent généalogique est celui que le droit désigne comme tel. Dans notre culture, le droit a la charge de donner le titre de parent en fonction de certaines règles et procédures et aussi d’inscrire chaque enfant dans le système symbolique commun de la parenté. Ce système généalogique est une construction culturelle : il transforme le fait reproductif en une suite de générations. Grâce à Claude Lévi-Strauss, dans « Les structures élémentaires de la parenté », nous savons que toutes les sociétés humaines construisent cette filiation quels que soient les systèmes de parenté. Un ensemble de droits, de devoirs et d’interdits accompagne l’institution des places généalogiques. Ainsi l’enfant est reconnu comme le sien par la communauté sociale et il est situé comme un maillon d’une chaîne générationnelle. Le fils sera un jour le père en laissant à son fils sa place de fils. Le parent généalogique est celui qui transmet la vie porteuse de significations puisque nous sommes des êtres de langage et de culture. « Importance des ancêtres et fabrication des descendants sont les deux faces du lien de filiation » écrivent Claudine Attias-Donfut et Martine Ségalen. Ces questions d’engendrement sont centrales dans la Bible – la désignation se fait toujours par rapport au père et au père du père. Transmettre
son nom
En recevant son prénom et son nom, l’enfant reçoit une identité individuelle et collective. Jusqu’en 1950 environ, le petit-enfant recevait souvent le prénom d’un de ses aïeux comme pour renforcer le lien à l’intérieur d’une lignée. En Bourgogne, le prénom se transmettait en ligne directe, paternelle si c’était le fils du fils, maternelle si c’était la fille de la fille – ce qui réduisait le nombre des prénoms. En Normandie, le grand-père paternel et la grand-mère maternelle étaient les parrains du premier‑né. Les grands-parents ainsi parrains et marraines étaient des « parents en second » d’une façon supérieure puisque témoins et garants de la deuxième naissance – religieuse et spirituelle. S’inscrire
dans le temps
Dans notre société moderne, les « vieux » ont la fonction d’assumer la mort (autrefois la mort frappait à tous les âges). Ils jouent un rôle de « rempart contre la mort » pour les générations suivantes, chacun prenant sa place dans la chaîne chronologique. Les enfants abandonnés ou orphelins sont devant un vide et cherchent à renouer avec leur pré-histoire dans une quête du passé perdu. D’où l’importance mythique du fondement ancestral de l’identité, de ce que l’on appelle « les racines ». La
transmission de la vie psychique
Dès 1913, Ernest Jones a esquissé les bases de l’analyse psycho-dynamique de la relation de l’enfant aux grands-parents. En grandissant, l’enfant essaie d’imiter non seulement ses parents mais aussi « les idéaux de ses parents » formés d’après le grand-parent du sexe correspondant. Le secret sur un événement familial peut faire l’objet d’une transmission sur plusieurs générations et peut subir des métamorphoses par lesquelles il devient difficile de l’identifier et de l’éliminer… « Indicible » à la première génération, il devient « innommable » à la seconde et « impensable » à la troisième. C’est par des conversations et des comportements, lors de réunions familiales, que se font presque toujours les transmissions. La fonction universellement attestée aux grands-parents dans l’humanité est celle d’assurer l’assise génétique de la famille. Françoise Dolto écrit : « C’est par eux que le bien indispensable le plus précieux a été donné : la vie. » Ils incarnent « l’axe de sécurité génétique ». Les grands-parents dans l’organigramme familial La relation hiérarchisée entre parents et enfants – et donc le lien de filiation – peut poser problème mais d’autres relations vont être concernées comme avec les beaux-parents. Gendres et brus incarnent la rupture avec la soumission antérieure propre à la relation filiale. Dans cette recherche de « la bonne distance », le rôle de grands-parents offre une issue inespérée et valorisante. Les
termes d’adresse
Ils montrent l’ampleur des enjeux symboliques. En 1906, Aline Raymond est pour le maintien d’une dissymétrie : les beaux-parents doivent désigner leur bru ou gendre par leurs prénoms, tandis que « les gendres et les brus disent mon père, ma mère – ou Madame ». Le lien d’alliance ne peut nier la prééminence du lien de filiation. Pour éviter les impairs, les gendres et brus contournent le problème « en convoquant la figure grand-parentale dès qu’un enfant est né : ils diront grand-père, grand-mère, bon-papa, bonne-maman ». Le lien inter-générationnel est mis en avant. Le cœur de la relation se déplace vers le nouveau‑né qui va médiatiser le lien. Il y a affection respectueuse et reconnaissance de la continuité des lignées. La
dénomination des grands-parents
Le terme de grand-parent ne renferme aucune fonction. Autour de la constellation fondamentale des parents et de leurs enfants, figurent ces personnages que le préfixe « grand » place à distance respectueuse. Ce terme est apparu dans la langue médiévale vers le XIIème siècle. Il s’est lentement substitué à celui d’aïeul. Une
enquête réalisée en Lorraine en 1986-87-88, auprès de 614
petits-enfants âgés de 18 à 20 ans et auprès de 522 grands-parents,
fait ressortir des différences de noms d’adresse selon l’origine
sociale. - pépère et mémère sont cités à 39,5% chez les agriculteurs et les commerçants ; - papi et mamie à 21,5% chez les cadres et les professions intellectuelles ; - pépé et mémé à 19,4% surtout dans les professions intermédiaires, chez les employés et les ouvriers ; - grand-père et grand-mère à 11% surtout chez les agriculteurs ; - bon papa et bonne maman à 0,5% chez les cadres supérieurs et les professions intellectuelles ; - autrement à 8,1% chez les professions intermédiaires ; ces inventions langagières étant mamoune, papoune, mona, patou, papili, nanou, termes aux sonorités chaleureuses. L’aïeul est si totalement identifié à sa dénomination que les petits-enfants en ignorent parfois le prénom et le patronyme. Nous aborderons ce point à la fin de notre première enquête. En effet, aujourd’hui, quatre générations coexistent et il faut donc inventer d’autres appellations. C’est une innovation sociale d’importance qui témoigne aussi de l’invention d’une nouvelle figure sociale. C’est l’enfant premier-né qui va nommer ses grands-parents, souvent avec l’aide de sa mère – les petits-enfants suivants se calqueront sur lui. La recherche reste codée : il s’agit d’évoquer l’union du couple grand-parental en jouant sur l’harmonie des sons ou bien en soulignant une dimension affective avec des créations pouvant être prononcées par le tout petit-enfant. Les termes sont construits de façon couplée dans le but de distinguer les deux lignées. La
grand-maternité
Après s’être dévouée auprès de sa mère, de son mari, de ses enfants, la femme « poursuit sa sublime aliénation » auprès de ses petits enfants. C’est le premier enfant qui apporte l’équilibre dans la relation entre ses parents et leurs parents. Ce n’est qu’une fois grand-mère, qu’une mère termine l’éducation de sa fille entrée dans sa mission : la maternité. Le rôle des grands-mères est important au moment de l’accouchement : certaines jeunes nouvelles mères reviennent chez leur mère pour les premiers soins des premiers jours. Pour les enfants suivants, c’est la grand-mère qui vient chez sa fille pour la gestion domestique et la surveillance de l’aîné. L’attitude
des petits-enfants
Le déclin du vouvoiement s’est amorcé au XIXème siècle dans le cadre de la relation entre aïeuls et enfants. Il s’est confirmé au début du XXème siècle dans les milieux populaires et bourgeois. Le tutoiement réciproque est devenu un signe de confiance après avoir été utilisé uniquement envers les enfants et les serviteurs. L’aristocratie et la grande bourgeoisie ont conservé le vouvoiement jusqu’au milieu du XXème siècle. La
mémoire des grands-parents
Acteurs ou témoins de l’histoire, les grands-parents incarnent, pour leurs petits-enfants, un passé révolu. Leurs tenues vestimentaires, leur cadre de vie, leurs habitudes démodées surprennent toujours les jeunes. C’est le rapport au temps perdu qui les fascine. Le souvenir et l’écriture permettent de conserver les êtres et les choses disparus par delà la fuite du temps et la mort. La transmission n’est pas une simple reproduction, elle est une « re-création ». En racontant l’histoire de la famille, les grands-parents la recréent, la rendent accessible et ils permettent à chacun de se la réapproprier. La mémoire est au centre de la transmission.
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